C’était en hiver 1953, à la bataille du Tordoir.
J’avais posté mes hommes sur une colline, à la source du ruisseau le « Tiche qui coule ».
Les Cocos (les habitants de Cour/sur/heure) s’étaient retranchés dans la vallée, plus exactement à la « Taille à pipe ».
Mon premier Sergent, l’Adjudant d’infanterie de première classe Albert Seuranne était juché sur son cheval guettant le moindre mouvement des troupes ennemies.
Pour effrayer ceux d’en face, j’avais allumé mon mange-disque et fait passer en boucle et à fond, « le petit Quiquin » de Claude Barzotti.
Ma troupe, enfin devrais-je dire, le reste de ma troupe car je devais regretter la perte de 50 % de mon effectif après une embuscade à l’Allée des officiers (qui deviendra plus tard une artère plus importante, la Route des Gradés) s’était terrée dans des tranchées et dans les branches des arbres environnants.
Malgré la cacophonie du petit Quiquin, on entendait distinctement les Cocos entonner leur chant de guerre « : « Les Marloyats c’est du caca ».
Moi « Seuranne ne voyez-vous rien venir ? »
L’Adjudant «Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie »
Moi «Vous allez bien Adjudant ? Un petit coup de froid ? Prenez donc un grog mon vieux !»
Je le voyais sourire niaisement. Je me demandais pourquoi.
Les batteries de mon tourne disque étaient mortes ; les Cocos avaient cessé leur chant lancinant.
Le silence régnait si ce n’était que quelque flatulence lancée çà et là par certains de mes hommes qui, du plus profond de leur tranchée, rappelaient à leurs collègues la gamelle du matin faite de fèves, de haricots et de lard. La situation était pour le moins cocasse. Par un pet rappelant le son d’une cornemuse dans la campagne écossaise, un autre lui répondait au bruit d’un solex mal entretenu. Un autre, lancé du haut d’une branche faisait croire à la présence de corbeaux tandis que, parfois, on pouvait deviner une tentative avortée qui se terminait mal, mouillée, triste au fond d’un caleçon souillé pour toujours.
Je demandai à mes hommes de faire cesser ces conversations annales, non-pas qu’une pudeur malvenue m’eût soudain touchée, mais bien parce que je craignais que les Cocos entonnassent à nouveau leur désespérante chanson, ce qui eût rendu la situation d’un ridicule burlesque, ce que je voulais éviter à tout prix.
Je désirais parlementer avec l’officier qui commandait les cocos. Je demandais donc à la ronde un linge blanc en guise de drapeau.
L’on me passa un tissu malodorant décoré d’une énorme tache verdâtre en son centre. J’identifiai de suite la provenance de l’objet. Craignant à nouveau les quolibets, j’attachai la « chose » à mon fusil et le balançai dans les airs redoutant sans cesse qu’une coulure de liquide infâme tombât sur mon front ou pire. Mais le tissu assez absorbant tint bon et la garde ennemie ne vit que le pourtour immaculé de mon drapeau de fortune.
Moi (très haut) « Je demande à parlementer avec votre officier »
J’entendis des chuchotements et, au bout de deux minutes on me répondit d’avancer sans armes et les bras levés.
Je me débarrassai donc de mon étendard merdal, content de ne pas devoir l’emmener dans l’autre camp et, surtout heureux de pouvoir relâcher les narines qui commençaient à me faire souffrir après plusieurs minutes de contractions.
Au fur et à mesure de mon avance, je sentais moi aussi poindre la digestion des haricots du matin et atteindre les frontières de mon sphincter, mais je pu me contenir, heureusement.
A mon grand étonnement, je reconnu la même odeur que je venais de quitter. J’étais soulagé (désolé pour l’expression) que nous ne fûmes pas les seuls à souffrir des effluves collatéraux aux féculents endémiques.
Le grand officier qui me regardait venir était un Commandant, comme moi. Je voyais un rictus de contenance fécale poindre sur son visage rubicond. Il se tortillait sur les jambes, de gauche à droite, essayant maladroitement de cacher le mal qui se rappelait sans cesse au plus profond de nos fondements respectifs.
Je saluai ; il fit de même puis me sera la main.
Lui « Commandant Jérôme Trou de Chatte », enchanté.
Moi « Commandant Eloi du Moindre et Fort », ravi de vous rencontrer malgré les circonstances.
Lui dis-je avec le sourire. Il eut du mal à sourire. Il toussait sans cesse. Je cru un instant que le froid qui s’était emparé de nos campagne en cet hiver sibérien avait eu raison de sa santé mais je compris, suite à une mauvaise synchronisation de sa toux, qu’il voulait voiler pudiquement des bruits incongrus par un autre plus fort.
Mon but était de proposer un retrait des deux côtés. L’attente n’avais que par trop duré. Nous étions de force égale et nous voulions tous retourner dans nos villages en attendant des ordres plus clairs de notre hiérarchie. Je crois qu’il fut de fait sensible à ma proposition, content d’avoir une chance de pouvoir enfin retrouver les siens, ne fut-ce qu’une journée ou deux.
Le problème était notre sacrosainte fierté militaire. Aucun de nous ne voulant tourner le dos en premier pour s’en aller retrouver veaux, vaches, cochons, couvées et Nintendos DS.
Lui « Je vous propose ceci : Tirons-le à la « je te tiens, tu me tiens par la zigounette»
Dit-il, cette fois-ci, en échouant lamentablement dans sa tentative de couverture sonore. Une courte toux, suivie d’un long et étrange pet qui n’était pas sans rappeler le premier couplet d’avoir un bon copain » De Jean Boyer, interprétée par Henry Garat dans les « Chemins du Paradis » sorti vingt-deux ans plus tôt.
Moi «d’accord lui dis-je . Mais vous comprendrez que, le froid régnant, nous ne pouvons risquer de sortir nos … instruments. Visons-plus haut et tenons-nous le menton.”
Lui “faisons comme vous le proposez commandant”
C’est ainsi que, par glissement sibérique, le jeu est devenu ce qu’il est de nos jours.
Je perdis ; non pas que je fusse inférieur à ce jeu (j’avais gagné maintes fois la bistouquette d’or haut la main) mais bien parce que Trou de chatte continuait son duo canonique fait d’une toux suivie de rots intestinaux qui laissaient présager une grandes marées noires dans les braies, guêtres et, peut-être chaussettes de mon concurrent d’un instant.
Je lui serrai la main et m’en retournai dans mon camp, fredonnant toujours la chanson que m’avaient inspirées les brises musicales du Commandant. Je crois d’ailleurs que j’en terminai le dernier refrain usant du même instrument goutant au plaisir d’avoir pu éviter une issue fatale dans mes propres culottes.
Nous quittâmes donc la forêt, ma compagnie vers Fontenelle, Trou de Chatte et les siens vers leur village, laissant parfois échapper des fumets dont longtemps je crois, les hôtes de ces bois se souviendront….